vendredi 19 juillet 2013

Correspondance de René Guénon à Edmond Gloton du 17 mai 1947

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Or∴ du Caire, 17 mai 1947 (È∴ V∴)

T∴ C∴ F∴,


Me voilà bien en retard avec vous, mais j’espère que vous voudrez bien m’en excuser ; je suis toujours de plus en plus surchargé de travail, et de plus assez fatigué depuis un certain temps déjà, sans aucune raison apparente, à tel point que je n’arrive guère à faire que la moitié de ce que je ferais en temps normal…


Puisque vous me demandez ce que je sais de Jean Augié, je dois vous dire que je ne l’ai jamais vu, pas plus d’ailleurs que la plupart de mes correspondants actuels. Ayant lu mes livres, il s’est mis à m’écrire il y a déjà longtemps, peut-être une quinzaine d’années ; il était alors malade dans un sanatorium, mais il semble que sa santé se soit rétablie depuis lors. Ses lettres ont toujours consisté à peu près uniquement en des séries de questions concernant différents points de mes livres ou de mes articles, sur lesquels il voulait avoir des explications supplémentaires. Jusqu’en 1940, il ne m’a jamais dit un mot de la Maç∴ et ne semblait aucunement s’en préoccuper ; mais il paraît que, pendant la guerre, des FF∴ qu’il connaissait (j’ai cru comprendre que c’est dans son travail qu’il était entré en relations avec eux) et qui avaient confiance en lui l’ont chargé, par crainte de perquisition, de garder des livres et des documents qu’ils avaient chez eux, en l’autorisant à en prendre connaissance. Ce serait là, du moins d’après ce qu’il m’a dit, l’origine de son intérêt subit pour la Maç∴, et aussi la raison pour laquelle il paraît être si bien informé de beaucoup de choses. Je n’ai jamais rien remarqué qui puisse inciter à se méfier de lui ; il y a seulement une chose qui m’étonne, moi aussi : puisqu’il s’intéresse tant à la Maç∴, pourquoi ne demande-t-il pas l’initiation ? Comme vous le comprendrez, il est un peu délicat de lui poser cette question par lettre ; peut-être pourriez-vous plus facilement, tout en parlant avec lui, tâcher de savoir ce qu’il en est ; j’avoue que je ne serais pas fâché non plus d’être fixé là-dessus.


Je ne pense pas que l’exemplaire de la « Grande Triade » que vous avez reçu puisse être autre chose que celui que j’avais demandé qu’on vous envoie ; mais, jusqu’ici, je n’ai pas encore eu l’explication de la provenance de cet envoi. D’autre part, je ne suis nullement étonné que vous n’ayez eu aucune réponse de Nancy, car tout le monde est dans le même cas ; mais j’ai encore demandé à Paris qu’on avise à un moyen de vous procurer des exemplaires, et j’espère que ce sera fait avant que cette lettre vous parvienne. J’ai été informé aussi, de plusieurs villes de province, que les libraires ne peuvent pas en obtenir ; il y a là une situation vraiment impossible et qui ne peut pas se prolonger indéfiniment. On cherche actuellement un moyen d’en sortir, et, d’après les dernières nouvelles que j’ai reçues, on espère pouvoir arriver bientôt à une solution ; je vous assure qu’il me tarde d’en avoir fini avec ces affaires d’éditions de Nancy qui sont devenues pour moi un véritable cauchemar !

Les articles de moi que vous avez vus dans la revue italienne sont en réalité des chapitres des « Aperçus », dont le F∴ Rocco est actuellement en train d’achever la traduction. – À propos de l’Italie, la situation maç∴ paraît s’y éclaircir un peu ces temps-ci, en ce sens que plusieurs groupes dissidents se sont dissous, de sorte qu’il ne reste plus en présence que deux Ob∴ comme autrefois ; il y a d’ailleurs des projets d’entente ou même de fusion, mais qui sait s’ils pourront aboutir ? En tout cas, comme vous le savez peut-être, la reconnaissance internationale est dès maintenant assurée au Palazzo Giustiniani (c’est-à-dire au G∴ O∴) ; alors, je ne vois pas très bien pourquoi les autres s’entêteraient encore à se tenir à l’écart…

Un F∴ belge, à qui j’avais demandé à votre intention s’il y avait actuellement des revues maç∴ dans son pays, me répond qu’aucune n’a recommencé à paraître depuis la guerre.

En ce qui concerne la Maç∴ anglo-saxonne, je crois comme vous qu’il y a plus de chances d’établir des relations frat∴ du côté de l’Amérique que de l’Angleterre. Même en dehors du cas particulier de la Philalethes Society qui n’a pas de caractère « officiel », certaines GG∴ LL∴ paraissent avoir une attitude moins intransigeante ; je dis certaines, car il y a d’assez notables différences à cet égard d’un État à l’autre. Quant aux Anglais, ils sont vraiment trop « particularistes », si l’on peut dire ; mon vieil ami le F∴ Humery, qui est malheureusement mort en 1940 à la suite d’un accident d’automobile, et qui était Vén∴ de la L∴ Le Centre des Amis la dernière année avant la guerre, se plaignait beaucoup de la mentalité très spéciale des éléments anglais auxquels il avait affaire et qui, comme vous le savez, étaient fort nombreux à la G∴ L∴ Nat∴ Il faut pourtant leur reconnaître une qualité : c’est d’avoir su conserver, sans d’ailleurs trop chercher à le comprendre (du moins en général, car il y a toujours des exceptions), un rituel moins altéré que dans la plupart des autres pays.

Puisque vous sollicitez des observations sur vos Rituels en vue d’une réédition, je me permettrai de vous signaler ce qui me paraît être une erreur matérielle qui s’est glissée dans celui de l’initiation au 1er degré. Autant que je puis me souvenir (car cela remonte déjà loin), les formules se rapportant respectivement aux trois voyages, telles que je les ai entendues dans plusieurs LL∴ du G∴O∴ (elles ne figurent pas dans les rituels en usage au Rite Écossais), étaient celles-ci : 1º « Mon enfant, venez avec moi. » – 2º « Mon élève, suivez-moi. » – 3º « Mon ami, appuyez-vous sur moi. » Il y a là une gradation très nette, tandis que la répétition du même mot « mon ami » dans les deux dernières (pp. 25 et 26) fait disparaître entièrement cette gradation.

Il faut aussi que je vous parle un peu de cette étrange affaire de la soi-disant « synarchie » (je dis soi-disant parce qu’il n’y a guère là que le nom de commun avec la conception de Saint-Yves d’Alveydre, et l’emploi de ce nom est visiblement destiné à créer une confusion) ; je vois en effet que, en ce qui concerne ses origines, on fait toute sorte d’hypothèses et on cherche un peu partout… excepté où elles se trouvent en réalité. En lisant le texte du « pacte synarchique », j’ai été frappé de certaines choses qu’il me semblait bien reconnaître ; je l’ai alors montré à des personnes qui pouvaient mieux que moi savoir ce qu’il en était au juste, et qui, sans la moindre hésitation, ont entièrement confirmé ce que j’avais soupçonné tout de suite : il ne fait aucune doute que ce document a été rédigé d’un bout à l’autre par le nommé Vivian de Mas, dont vous avez peut-être entendu parler, et que c’est lui et son associée Jeanne Canudo qui ont monté toute cette affaire, quels que soient d’ailleurs les éléments qui ont pu venir s’y adjoindre par la suite. Il faut dire (et ceci vous expliquera pourquoi j’ai pu découvrir la chose si facilement) que ces gens ont résidé ici autrefois, et qu’ils y ont laissé de fort mauvais souvenirs ; la S∴ Canudo y faisait partie de la L∴ du D∴H∴, mais elle en a été ensuite exclue ; quant à Vivian du Mas, malgré ses instances réitérées, il n’a jamais pu se faire admettre à l’initiation, faute de pouvoir produire les papiers nécessaires… Depuis leur retour en France, ils ont constamment intrigué dans toute sorte de milieux, dont ils ont d’ailleurs presque toujours fini par se faire mettre à la porte ; en ce moment, ils jouent un grand rôle dans la fraction du Martinisme dirigée par Jean Chaboseau, ce qui, me dit-on, provoque de nombreuses démissions parmi les membres de ce groupement. Je crois bon de vous communiquer ces renseignements, pensant qu’ils pourront peut-être vous être utiles à l’occasion.

Ceci m’amène assez directement à vous parler d’une autre affaire, celle-là fort désagréable pour moi, que je viens d’apprendre par un F∴ qui n’en avait pas eu non plus connaissance jusqu’ici : un catholique (et, pour le noter en passant, cela vous montrera qu’il y a des « fuites ») lui a envoyé dernièrement, dans une intention qu’il n’est que trop facile de deviner, la copie d’une note me visant, qui a paru dans la « Chaîne d’Union » de janvier 1946. Je veux croire que la bonne foi du F∴ Jules Boucher, auteur de cette note, a été surprise, mais, connaissant ses relations avec le Martinisme « chabosien » dont il vient d’être question ci-dessus, je n’ai eu aucune peine à comprendre que c’est de là que sortait cette histoire, présentée d’une façon complètement dénaturée ; vous ne sauriez croire en effet tout ce qui m’est déjà revenu, avant et depuis la guerre, en fait de racontars perfides ou simplement ineptes émanant de ce milieu ! Comme il m’importe beaucoup que la chose soit mise au point, je vais, quoique ce soit un peu long, vous expliquer exactement ce qu’il en est : je n’ai jamais été « expulsé de la Maç∴ », pour la bonne raison que, en l’occurrence, il s’agissait tout simplement d’une organisation irrégulière dénommée « Rite National Espagnol », à laquelle j’avais appartenu en même temps qu’au Martinisme avec lequel elle était en connexion. À ce propos, je vous signalerai tout particulièrement le fait que la L∴ Humanidad a été mentionnée sans indiquer de quelle Ob∴ elle relevait, mais en ajoutant le nº d’ordre qui peut faire croire à ceux qui n’en savent rien qu’il s’agissait d’un At∴ de la G∴ L∴ D∴ F∴ ; c’est là un procédé tout à fait occultiste ! À l’époque dont il s’agit, le sieur Ch. Détré, plus connu sous le nom de Téder, avait réussi à prendre sur Papus une influence d’autant plus étonnante que, jusque là, ledit Papus s’était toujours arrangé au contraire pour écarter d’une façon ou d’une autre tous les gens qui pouvaient lui porter ombrage. Ce Téder, personnage fort suspect à tous les points de vue, n’avait de vraiment remarquable qu’une énorme érudition historique, dont il savait d’ailleurs fort bien se servir surtout pour « truquer » les documents et leur faire dire tout ce qu’il voulait ; toute sa campagne contre le G∴ O∴ est un véritable chef-d’oeuvre en ce genre spécial… Comme il craignait que je ne voie trop clair dans ses agissements (je n’avais pourtant alors que 22 ans), il résolut d’inventer n’importe quoi pour m’éliminer ; pour impressionner Papus et autres, il fabriqua toute une série de fausses lettres de moi, dont, chose curieuse, il ne pouvait montrer que des photographies, et qui servirent de base au rapport dont il est question dans la note susdite. Je n’ai certes jamais travaillé pour aucune « organisation religieuse », et pour cause, car le fait que j’appartenais aussi en ce temps-là à l’Église gnostique (fondée par le F∴ Jules Doinel et dirigée alors par le F∴ Fabre des Essarts) aurait assurément suffi à me faire fort mal voir de n’importe quel milieu catholique ; mais on ne peut s’étonner de rien quand on sait que, peu avant cela, le même Téder avait formellement accusé les FF∴ Blatin et Limousin d’être affiliés aux Jésuites ! Enfin, n’étant tout de même pas très sûr que Papus ne se ressaisirait pas au dernier moment, il profita de son absence pour faire prononcer mon « exclusion » par quelques pauvres gens qu’il avait rassemblés à grand’ peine pour cette circonstance ; il faut dire en effet que la fameuse L∴ Humanidad avait déjà cessé d’exister en fait et ne se réunissait plus jamais, et que ce fut là sa dernière manifestation. – Ce qu’il importe de remarquer encore, c’est que les personnages dont il vient d’être question ne furent jamais Maçons réguliers ; Papus, malgré tous ses efforts, fut constamment refusé tant au Rite Écossais (et cela même à la L∴ Le Libre Examen dont cependant son père était membre) qu’au Rite de Misraïm. Quant à Téder, il avait débuté par la publication d’un ouvrage antimaçonnique intitulé « Les Apologistes du Crime » ; il avait fait du journalisme en Belgique, d’où il avait été expulsé à la suite d’une affaire de chantage ; il était alors passé en Angleterre, où il avait fait la connaissance de John Yarker, et c’est de celui-ci que, de même que Papus, il tenait tous les grades plus ou moins authentiques, et en tout cas irréguliers, dont il était décoré. Le F∴Waite a accusé Papus et son école d’antimaçonnisme ; cela peut paraître exagéré à première vue, en ce sens qu’ils semblaient ne s’attaquer qu’au seul G∴ O∴ ; mais, quand on examine certaines choses de plus près, on doit reconnaître qu’il n’avait pas tort. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, tous les Martinistes du 2e degré, hommes et femmes, recevaient communications des m∴ et s∴ des 3 grades de la Maç∴ symb∴ sans qu’il leur soit demandé aucun serment, et cela sous le prétexte que, au XVIIIe siècle, l’initiation à l’Ordre des Élus Coens, dont le Martinisme se prétendait bien à tort l’héritier, présupposait la possession de ces 3 grades. Je vous signale à cette occasion qu’il y a actuellement, toujours dans le même milieu, une tentative de reconstitution des Élus Coens ; mais, en l’absence de toute filiation authentique, il ne s’agit là en réalité que d’une simple imitation dépourvue de toute valeur. – Naturellement, ma soi-disant « expulsion » par des gens si bien qualifiés pour accuser les autres de « travailler contre la Maç∴ » ne m’empêcha pas le moins du monde d’être, peu de temps après, affilié à la L∴ Thébah ; et, alors que je n’avais pas encore tout à fait 25 ans, on m’avait déjà fait à tort ou à raison, au Rite Écossais, la réputation de connaître la Maç∴ mieux que beaucoup des membres du Sup∴ Cons∴ !

J’ajouterai encore que, depuis cette époque, c’est-à-dire depuis près de 40 ans, les occultistes de toute catégorie n’ont jamais cessé de me poursuivre de leur haine et d’essayer de me nuire par tous les moyens ; beaucoup d’autres aussi, appartenant aux milieux les plus divers et même les plus opposés en apparence, ont par la suite agi de la même façon ; je ne m’en suis d’ailleurs jamais plus mal porté pour cela… Seulement, comme une des principales manifestations de cette hostilité a toujours été la diffusion des racontars les plus invraisemblables, la conclusion à tirer de tout cela, c’est que, sauf vérification, il ne faut absolument rien croire de ce qui se dit sur mon compte, d’où que cela puisse provenir.

Pour terminer sur une nouvelle plus agréable que tous ces racontars déplaisants, vous aurez peut-être déjà appris (cela date d’un mois environ) la constitution, sous les auspices de la G∴ L∴ D∴ F∴, de la L∴ La Grande Triade (vous pouvez naturellement voir tout de suite d’où vient ce titre), dont le Vén∴ fondateur est le F∴ Ivan Cerf, G∴ Or∴. Il s’agit d’une L∴ destinée à demeurer très fermée (une des conditions d’admission est une connaissance suffisante de mon oeuvre) et où l’on se propose spécialement d’appliquer, dans toute la mesure du possible, les vues que j’ai exposées notamment dans les « Aperçus ». Il y a pour commencer une quinzaine de membres, parmi lesquels les FF∴ Dumesnil de Grammont et Antonio Coen ; étant donné le caractère tout à fait spécial de cet At∴, je vous demanderai de ne donner à la chose aucune publicité (j’entends même maç∴) sans accord préalable avec le F∴ Ivan Cerf. Vous pouvez penser si je suis heureux de ce résultat, qui me donne dès maintenant la certitude que le travail que j’ai fait et auquel j’ai consacré toute ma vie ne sera pas perdu !

Croyez, je vous prie, T∴ C∴ F∴, à mes très frat∴ sentiments.

René Guénon



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6 commentaires:

  1. Chaleureux et fraternels remerciements pour cette publication

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  2. Merci beaucoup par ce lettre

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  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  4. Bonjour,

    Merci à vous. Non je ne connais pas cette lettre, pour la non mise au public des lettres je n'en suis pas responsable, le travail donné ici est totalement indépendant et n'a rien à voir avec ceux qui se désignent représentants officiels de l’œuvre de Guénon. Pour la rétention de documents de Guénon, je crois que c'est fait dans plusieurs buts. Il y a les universitaires dont la détention exclusive de documents leur permet de se faire passer pour des autorités auprès du public, c'est leur gagne pain. Il y a ceux qui voudraient briller d'être les dépositaires privilégiés d'un héritage spirituel de Guénon, et qui, ne l'ayant pas, tentent de simuler cet héritage spirituel manquant par la détention de documents inédits ou d'originaux. Ces deux groupes se veulent les interprètes incontournables de l’œuvre pour le public. Enfin il y a ceux qui font de ces documents de la spéculation d'antiquaires. Sans cela, l'ensemble des écrits de Guénon aurait pu depuis longtemps être confié à une bibliothèque publique où il aurait été rassemblé dans un fond consultable par le public. Le verrons-nous un jour ? Je ne crois pas être le seul à le souhaiter, mais c'est très peu probable que cela arrive un jour malheureusement.

    Cordialement.

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